Pour citer cet article:
Boursiquot, H. « Les conditions d’émergence et les conséquences de l’institutionnalisation de la validation des acquis de l’expérience dans la formation continue en Haïti ». In Lafont, P. (dir) (2014). Institutionnalisation et internationnalisation des dispositifs de reconnaissance et de validation des acquis de l’expérience, vecteur de renouvellement des relations entre univers de formation et de travail? Paris: Publibook, coll. Sciences sociales dirigée par Cédric Frétigné, pp.165-180
Le contexte socio-économique haïtien
Les études réalisées dans un domaine quelconque en Haïti commencent d’abord par une description d’un système socio-économique en faillite. Ces études aboutissent très souvent à la formulation de préconisations en vue d’un redressement de la situation concernée. Une marque de pitié apparaît en filigrane de ces préconisations comme par exemple « agir vite et resté engagé longtemps pour produire des résultats »(OCDE[2]). En 2011, Haïti est présenté comme un pays relativement pauvre qui est en proie à la corruption et à l’instabilité politique par l’OCDE. Ces phénomènes sont considérés comme des obstacles au développement national. Sur une population de plus 10 millions[3] d’habitants, 71% vivent en dessous du seuil de pauvreté avec moins de 2 US $ soit 1.4 €/jour. L’analphabétisme touche 47,5% de la population selon le même rapport. La tendance politique actuelle identifie le séisme comme principal élément destructeur des institutions haïtiennes. Doit-on mettre toutes les difficultés sur le compte du séisme ? N’est-ce pas un obstacle à des analyses en profondeur pour remonter à la source des principales difficultés des organes de développement national ? D’aucuns adoptent une vision polémique faisant remonter le début des années 1980 comme l’époque ayant mis le tissu social haïtien en lambeaux. Le séisme n’aurait-il eu qu’un effet de boule de neige ? Le chômage[4] représente un mal à endiguer car il représenterait l’un des obstacles freinant les projets d’investissements étrangers et la création d’entreprises considérés comme des stratégies de créations d’emplois. Haïti accuse également un manque de développement des initiatives personnelles. L’auto-entrepreneuriat et la micro-entreprise seraient négligés par la faiblesse du pouvoir d’achat et un manque de confiance rendant difficile l’octroi des prêts par les banques commerciales. La pauvreté de la production nationale agricole et artisanale serait surtout renforcée par l’exode rural ou le manque d’encadrement. Les représentations socioculturelles des métiers manuels manifesteraient une influence négative sur l’implication de la population des jeunes avec un afflux vers les emplois du secteur tertiaire. Pour éviter le sous-emploi avec l’absence de politique de développement professionnel, les anciens cadres des organisations internationales préfèrent s’installer à l’étranger. Y résident également ceux qui ont fait leur formation et qui ne veulent pas rentrer car, apparemment il n’y aurait pas de structure pouvant les absorber. La formation serait-elle un prétexte favorisant la fuite des Haïtiens? Quel est le contexte de la situation de la formation? Pour progresser dans la clarification du contexte des modes de qualification et de certification, il nous semble pertinent de présenter le système éducatif haïtien, les degrés et les modes de certification.
Le contexte de la formation en Haïti et les modalités de certification
Un paradoxe s’installe à la lecture des textes de lois régissant le système éducatif haïtien et le décor qu’offre sa réalité. Un écart s’installe entre le système éducatif pensé politiquement et la réalité du système dans les stratégies de mise œuvre. Quelles sont les origines de cet écart ? Les textes de lois décrivent un système accordant une place importante au développement du citoyen haïtien sans distinction aucune forme de particularité proche de la discrimination. Les emplois exigeant une formation de haut niveau ne sont accessibles qu’à ceux qui se sont formés à l’extérieur du pays parce que le niveau de certification le plus élevé correspond à la Licence qui peut être obtenu après 4 années d’études après le baccalauréat selon des modalités différentes pour le type d’établissement, son statut public ou privé. Nous expliquerons ultérieurement ces différentes modalités. Par ailleurs, des partenariats avec des universités françaises notamment l’Université Paris VIII, l’Université Paris-Est Créteil et l’Université des Antilles et de la Guyane offrent des formations de niveau master 1ère et 2ème années. Si ces partenariats ont lieu avec un établissement d’enseignement universitaire privé, le candidat a besoin de mobiliser des ressources financières importantes. En ce qui concerne l’Université d’État d’Haïti l’accès est sélectif pour ces formations mais gratuit moyennant le paiement des frais d’inscription. Si ces frais ne sont pas très élevés pour les étudiants français, ils sont énormes pour ceux d’Haïti compte tenu de la valeur de la gourde haïtienne par rapport à l’euro ou au dollar américain. La plupart de ces formations sont tournées dans le domaine littéraire qui n’attire pas un large public avec la part prise par les emplois technologiques sur le marché du travail et les contraintes académiques pour arriver à un haut niveau dans cette filière en Haïti. Par ailleurs, ces formations sont sélectives et présentent les mêmes difficultés pour les pré-requis devant faciliter l’accès. Aussi, dépassent-elles largement la durée normale car il faut deux années et plus pour réaliser en Haïti une formation qui se fait sur 2 semestres en France. Qu’est-ce qui explique cette irrégularité ? Devrions-nous y voir les conséquences de la qualité de la formation dispensée en Haïti ?
La licence en Haïti s’obtient après soutenance d’un mémoire dans les universités, les autres établissements délivrent des diplômes de fin d’études. Mais ces derniers ne correspondent pas à un cadre de référence. Avant d’accéder à ce niveau l’étudiant passe par trois niveaux représentant chacun un pré-requis pour accéder au niveau plus élevé. Chaque niveau débouche sur un examen d’État obligatoire dont 1 niveau à l’école primaire et 3 à l’école secondaire. Ces examens officiels sont les seuls actes de la présence de l’État dans le contrôle de la formation secondaire. Chaque établissement applique le curriculum de son choix moyennant une préparation aux examens d’État facultatifs pour ceux pensant quitter le pays pour poursuivre l’enseignement supérieur à l’étranger[5]. A quoi sert l’Inspection Secondaire ? Comment expliquer que les établissements privés soient libres d’utiliser le curriculum qui leur semble meilleur ? Qu’est-ce qui explique le refus d’appliquer le curriculum officiel? Repenser la gouvernance éducative s’avère pertinent, nécessaire et immédiat.
Une ambiguïté persiste quant à comprendre les 3 examens d’État pour le secondaire à savoir 4ème secondaire, baccalauréat 1ère partie et baccalauréat 2ème partie. En effet, l’enseignement de base se divise en enseignement fondamental et enseignement secondaire mais les trois premières années du secondaire sont le prolongement de l’enseignement fondamental commencé au niveau primaire. Y a-t-il une pertinence académique de ces divisions au niveau de la formation secondaire dont l’application a été officialisée dans la Réforme Bernard du 30 mars 1982 ? L’existence du parcours d’enseignement fondamental est une application partielle de ladite réforme dont l’objectif était de professionnaliser le contenu de formation avant l’atteinte du baccalauréat, d’introduire de nouvelles méthodes pédagogiques axées sur la méthode scientifique (observation, découverte, expérimentation, pratique du raisonnement) pour remplacer les pratiques didactiques traditionnelles, la promotion automatique à l’intérieur des cycles d’enseignement, l’utilisation de la langue maternelle en vue d’améliorer la communication et les conditions d’apprentissage et tant d’autres objectifs visant l’adoption de nouveaux curricula ou la formation continue des enseignants. L’objectif concernant l’utilisation de la langue maternelle fit l’objet d’une polémique des acteurs politiques, sociaux et économiques conduisant à un refus de la mise en application la Réforme. Le baccalauréat actuel n’est pas professionnalisant. Difficile de comprendre l’objectif des degrés de certification dans l’enseignement secondaire. L’ambiguïté se manifeste également quand on observe les établissements d’enseignement supérieur où la détention du baccalauréat représente le principal critère d’accès au concours d’entrée pour les établissements les plus « prestigieux » ou par simple inscription pour ceux de renommée moins importante. L’université publique seule est gratuite. Par ailleurs, certains ministères mettent en place des formations allant jusqu’à la Maîtrise pour les emplois du secteur tertiaire mais ces centres ont le statut semi-privé et l’accès est payant et donc pas accessible à ceux qui n’ont pas les moyens économiques suffisants. La frontière entre enseignement professionnel supérieur et formation professionnelle non supérieure n’est pas explicite tout comme enseignement supérieur universitaire ou enseignement supérieur non universitaire car les critères ne s’appliquent pas de manière standard. L’absence d’un cadre réglementaire qui devrait contrôler l’offre privée d’enseignement supérieur ou de formation technologique et professionnelle est l’une des causes de la prolifération des organismes d’enseignement supérieur au statut plutôt ambigu offrant la formation à tous les niveaux et délivrant des titres non homologués par un organisme officiel. L’inexistence de ce dernier renforce le marché de la fraude et invalide tout jugement de faux documents qui devient tout de suite de la discrimination ou du favoritisme selon le cas considéré. Alors que les universités publiques ou privées exigent des mémoires de fin de formation pour délivrer les titres, des examens de fin d’année permettent le calcul d’une moyenne pour délivrer les diplômes au sein des établissements privés d’enseignement supérieur. Est-ce que l’inexistence d’un plus haut degré de certification se manifesterait par cette rigueur du côté des établissements d’enseignement supérieur de formation universitaire et cet allégement du côté des établissements d’enseignement supérieur de formation non universitaire ? Une fois la licence de fonctionnement a été octroyée, les établissements privés obéissent à des lois qu’ils se sont eux-mêmes fixées, ils ne sont soumis à aucun contrôle d’un quelconque organisme officiel. Entre l’éducation pensée politiquement à travers de multiples documents officiels et la réalité dans sa mise en œuvre, il existe de grands écarts dont la recherche des origines serait judicieuse. Entre le Ministère haïtien de l’éducation nationale qui a connu plusieurs appellations au cours de son histoire[6], le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti, les collectivités territoriales, les entreprises multinationales, les organisations internationales ou locales non gouvernementales, il est difficile de définir les attributions en matière d’éducation. Tout cela n’est pas sans une influence sur la qualification des individus qui se retrouvent face à des conditions d’insertion professionnelle ne répondant pas aux compétences acquises par formation. Quelles sont les conséquences sur la qualification et l’insertion professionnelle des gens qui sont passés par la formation et qui croient que le diplôme est une arme contre le chômage ?
Dans la Critique de la raison cynique, Peter Sloterdijk (1983) affirme qu’une « quantité innombrable de gens n’est plus disposée à croire que l’on doit d’abord apprendre quelque chose pour être mieux un jour par la suite…l’inversion de la relation entre le vivre et l’apprendre est dans l’air : la fin de la croyance à l’éducation (…)». Loin de confirmer un manque de foi à la formation parce qu’elle est illusoire, la situation d’Haïti accuse un manque de formation dans les domaines participant activement à la vie nationale. On peut citer comme exemple les métiers manuels du Bâtiment et des Travaux Publics (BTP), des services à la personne, des sciences technico-médicales, de l’automobile ou de la gestion des déchets. Les impacts du séisme du 12 janvier 2010 seraient moins importants si des normes officielles de construction avaient été mises en place et renforcées par l’existence d’organes de formation pour éviter des pratiques informelles de construction. Et si la valorisation sociale de ces métiers devrait se faire par leur ouverture à la formation par la création d’une identité professionnelle (Dubar, 1991) ? Accéder à la formation apporte-t-elle une réponse aux difficultés que rencontrent les individus vivant dans la misère, le sous-emploi, l’insécurité, l’instabilité politique et qui aspirent à l’amélioration de leurs conditions de vie ?
Le débat sur l’insertion, la promotion, la mobilité, la réorientation professionnelles demande en amont une analyse des modalités de qualification et de certification en Haïti. Il demande également une analyse en profondeur du système éducatif avant de réfléchir sur une quelconque modalité qui pourrait être complémentaire de celle traditionnellement utilisée et qui ne contribuerait pas au développement de la personne individuelle jusqu’à atteindre le développement national. Quelles sont les modalités de certification et de qualification en Haïti ? Comment impactent-elles l’accès à l’emploi et l’accès à la formation des personnes qui se trouvent dans ces besoins spécifiques?
Le contexte de l’emploi et les modalités de qualification
Les préconisations de l’OCDE en 2011 visent une réduction de la dépendance haïtienne vis-à-vis de l’aide internationale par un passage de l’aide humanitaire au développement afin de « contribuer substantiellement à une diminution des effets pervers de l’action urgente[7] ». En faisant du séisme de 2010 l’événement de la mise en lambeaux du tissu socio-économique, il est sous-entendu que tout allait bien avant invalidant toutes les analyses socio-historiques faisant remonter les difficultés que connaît le pays depuis la première moitié du XXème siècle. Est-ce que ces difficultés dont l’origine remonte à longtemps dans l’histoire seraient également la cause du départ massif des Haïtiens vers l’Amérique du Nord et l’Europe? Quelles sont les catégories des personnes faisant de ce départ, souvent définitif, un prétexte d’abandon ? Quelles sont les principales causes hormis l’insécurité et les persécutions politiques générées par l’instabilité politique et les luttes fratricides qui caractérisent le climat sociopolitique de cette période de l’histoire haïtienne[8] ? Une certaine hétérogénéité caractérise les populations d’immigrés d’Haïtiens depuis 1960. Une analyse du contexte de l’emploi afin de comprendre objectivement les raisons de l’émigration massive des Haïtiens en terre étrangère nous semble pertinente d’autant plus que cette hétérogénéité se manifeste au niveau du « genre[9] », « du cheminement professionnel[10] », de la « couche sociale d’appartenance[11] » et de la « qualification[12] ». Qu’est-ce qui est à la base de ce phénomène ? N’est-il pas simpliste voire totalement erroné de prendre le chômage ou le coût élevé des produits de premières nécessités comme seule et première cause à cet exode ? Quelle est la place de la modalité de la qualification, de l’accès à l’emploi et de la protection des droits des salariés dans ces flux migratoires? Comment accède-t-on à l’emploi en Haïti ? Quels sont les types d’emplois qui existent sur le territoire ? Quels sont les principaux acteurs du marché de l’emploi et comment ce marché évolue-t-il?
Le contexte de la formation en Haïti présente une hiérarchisation des diplômes ne correspondant nullement aux objectifs professionnels des individus ayant suivi le parcours imposé jusqu’au dernier niveau. Cependant, la formation correspond-elle aux besoins des entreprises utilisant une main-d’œuvre importante au niveau national ? Les secteurs d’emplois recensés annuellement par la Banque de la République d’Haïti (BRH) ont considérablement diversifié depuis 1998 jusqu’à 2011. Le secteur le plus important en 1998 était les industries de sous-traitance à côté de la fonction publique, la construction, la micro-finance et le système bancaire, on compte de nos jours, les organisations internationales non gouvernementales et les compagnies de téléphonie mobile. La diversification des secteurs au niveau du marché de l’emploi n’est pas sans une diversification des emplois créés avec des profils de plus en plus recherchés pour résister à la concurrence. Le marché de l’emploi présente les mêmes inégalités que nous avons constatées au niveau du système éducatif haïtien où les critères socio-financiers l’emportent sur la motivation et les atouts cognitifs individuels. Ces inégalités se manifestent entre les contractuels (CDD) et les emplois à durée indéterminée au niveau de la fonction publique, inégalités entre droit à la pension civile entre salariés en CDI du public et salariés du privé. Elles se manifestent également au niveau du traitement salarial entre salariés d’une même entreprise pour un poste identique dans le secteur privé. Enfin elles se manifestent au niveau national sur la base de la rémunération par charge de travail, par les considérations sur les compétences acquises et sur la qualification. L’existence d’une telle conjoncture découle-t-elle d’une ignorance de leurs droits par les salariés ou d’une inexistence d’une modalité donnant à chacun sa chance ? Renvoie-t-elle à volonté délibérée de l’État de ne pas agir ?
Les secteurs primaire et secondaire viennent au second plan quand on considère l’évolution prise par le secteur tertiaire dans la vie économique avec l’avènement des entreprises multinationales de la téléphonie mobile et le déploiement de nouvelles organisations internationales surtout après le séisme du 12 janvier 2010. La tertiarisation du marché de l’emploi met en exergue la faiblesse des niveaux de certification en Haïti. Les formations disponibles sur le territoire ne permettent pas de satisfaire la qualification exigée par les nouveaux emplois émergents.
Qu’il soit public ou privé les secteurs d’emplois en Haïti ne fournissent aucune garantie pour un climat de sécurité d’emploi. L’inexistence d’un cadre qui réglemente les traitements de l’employé renforce la toute-puissance du recruteur sur l’individu ayant réussi l’épreuve du recrutement où la qualification ne fait pas l’objet d’une norme précise et connue de tout le monde mais se fait en fonction du poste ou en fonction de l’individu au sein de la même entreprise. Le recrutement en Haïti obéit à une modalité de qualification rappelant le modèle Q2 d’Oiry[13] où la qualification est rattachée au poste de travail accordant une place beaucoup moins importante aux savoir-faire, connaissances et aptitudes de l’individu en dehors des années d’expérience dans un poste similaire. L’absence d’une disposition conventionnelle sur la qualification joue en défaveur du salarié qui ne satisfait pas au premier critère de diplôme. Aussi, est-il pénalisé par la rareté de l’emploi où le recruteur dit prendre les « meilleurs dossiers » sans préciser en vertu de quels référentiels son choix se manifeste laissant un flou qui peut être synonyme de favoritisme ou de discrimination.
Rien ne protège le salarié quelle que soit sa qualification contre le licenciement économique ou arbitraire alors que le chômage ne bénéficie d’aucun encadrement que ce soit sur le plan économique, sur le plan de la formation ou sur le plan politico-légal. Est-ce parce que l’État n’a pas les moyens ou qu’aucune base légale n’autorise les organismes publics ou privés à agir en conséquence ? N’existe-t-il pas des moyens d’encadrement vers l’insertion ou la réinsertion professionnelle autre que celui les indemnités de chômage qui existent dans les pays développés? Aussi, le retour à l’emploi représente-t-il l’unique but de ceux qui veulent évoluer ou se réorienter professionnellement ? A côté de ces difficultés on retrouve le cas de licenciements arbitraires vu la perte de contrôle de l’État en ce qui concerne les actions du secteur privé de qui dépend le marché de l’emploi à tous les niveaux. Cette situation représente un mont escarpé pour les dirigeants et d’aucuns y voient une source d’insécurité et d’exclusion sociale. La prolifération de centres, d’écoles et d’instituts[14] de formation professionnelle dans le secteur privé ne constitue pas une réponse pertinente à la question du chômage et de l’insertion professionnelle. Ce serait sans doute pourquoi certains recruteurs se tournent vers une main d’œuvre étrangère plus professionnelle jugeant les formations professionnelles offertes en Haïti de trop théoriques[15], cette situation est fréquente pour les métiers de bâtiments et travaux publics. Repenser une méthode alternative pour que la qualification puisse tenir compte de toutes les compétences que l’individu peut acquérir hormis la formation s’avère nécessaire à plusieurs niveaux. Cette méthode alternative peut-elle éviter que la zone géographique, les relations personnelles, l’appartenance à une idéologie politique, la maîtrise du français ou de l’anglais soient autant de critères à réunir pour espérer bénéficier des avantages financiers ou d’un emploi sans crainte de toutes les formes de licenciement?
Dans certains secteurs, l’augmentation de salaire semble l’emporter sur la mobilité et l’évolution professionnelle. De plus, il n’existe sur le territoire aucune instance de formation continue d’où un certain immobilisme dans le développement professionnel des salariés de la sphère technologique et une obsolescence des compétences acquises par formation. Bilans de compétences, cellules de reclassement, reprises d’études, validation des acquis de l’expérience, formation en alternance, stages professionnels représentent autant d’éléments du dispositif de la formation continue pouvant protéger les individus touchés par le chômage ou le sous-emploi. La mise en place de ce dispositif doit avoir une base légale pour qu’elle soit pérenne et évolutive tout en conférant une certaine légitimité à l’émergence de tout nouveau dispositif qui renforcerait ce développement professionnel. L’implication professionnelle s’alignant sur la participation des acteurs concernés s’avère importante pour ouvrir une nouvelle voie au changement des modalités traditionnelles d’évaluation des compétences de l’humain, de certification et de qualification. Quelle configuration donner à la gouvernance du secteur éducatif pour atteindre ces objectifs de modernisation du mode de qualification?
Les sphères d’éducation et de travail : les acteurs et leur mission
Théoriquement l’État haïtien s’est toujours réservé une place importante dans la gouvernance éducative. Déjà dans l’article 19 de la Constitution impériale de Dessalines, il était question de créer une école populaire dans chacune des six divisions militaires de l’Empire au lendemain de l’Indépendance. Mais « ce projet n’était jamais réalisé[16] », ce qui confirme l’écart supra constaté entre ce qui se planifie politiquement et ce qui se fait dans la pratique. Dans l’analyse institutionnelle, Lourau pense qu’il ne faut pas laisser le peuple penser à son destin et c’est le rôle des dirigeants politiques. Est-ce pourquoi l’État est le premier acteur de la sphère éducative ? L’éducation haïtienne se fait avant tout sous l’égide l’État ou du moins c’est ce que précisent les textes de lois. L’État haïtien devient de moins en moins à même de subvenir aux besoins de la population en matière d’éducation et le secteur privé vient à la rescousse dans une absence totale d’une base réglementaire. Aussi, une place doit-elle être réservée au secteur privé dans la gestion de l’éducation ou dans la réorientation. Avec la montée des théories rendant manifestes les liens sur les effets de l’éducation sur les gains de productivité des entreprises et de la croissance économique, les entreprises prennent de plus en plus de poids dans la politique éducative. En théorie, l’État, le secteur privé, les entreprises qui accueillent ceux qui sont sortis des organismes de formation devraient participer au même niveau dans la politique éducative mais tout en laissant à l’État la mission d’orienter le système par sa vision car l’éducation et la formation sont avant tout des droits de la personne individuelle. Pour veiller au respect de ces droits, les salariés sont protégés par les corps de métiers et les syndicats. En Haïti, les syndicats des salariés et les associations de professionnels ne se trouvent pas directement impliqués dans la politique de l’enseignement supérieur et professionnel ou du moins ils ne sont certains de leurs attributions et trop souvent ils deviennent des instruments politiques au détriment de la protection des emplois ou du renforcement du développement professionnel. Ne devraient-ils pas également prévoir au lieu de simplement réagir ? En dépit de la forte présence des syndicats de salariés, la question du développement professionnel n’a jamais été abordée de manière pertinente et laisse les revendications d’augmentation de salaire l’emporter sur la mise en place du droit individuel de formation continue. A l’idée que « le rôle du syndicalisme consiste à éviter que l’individu soit le simple jouet des forces en surplomb telles la mondialisation, la globalisation, le capitalisme financier, les innovations managériales[17] », nous ajoutons l’appartenance politique pour le cas haïtien. Le rôle essentiel du syndicalisme tient au fait qu’elle est « source première d’identité professionnelle à défaut de laquelle des droits tels que la formation continue (…) manquent d’effectivité[18] ». Ils représentent les forces de changement qui, par leur implication, peuvent créer le conflit amenant à l’innovation (Moscovici, 1979)[19]. Avec la montée en force du secteur privé, l’État devient de plus en plus impuissant d’assurer le contrôle économique et académique du secteur de l’enseignement en Haïti mais conserve théoriquement ce statut de régulateur qui concorde mal à la réalité. Est-ce à dire que le contexte politique de la centralisation du pouvoir nuit à la gouvernance éducative ? L’État ne représente pas l’acteur le plus lourd du marché de l’emploi et de plus en plus de citoyens sont attirés par les emplois du secteur privé ou laissent le pays pour éviter les longues démarches pour atteindre la fonction publique. Au niveau de la qualité, l’État n’est pas non plus l’acteur le plus important du secteur éducatif. Quel leadership les acteurs les plus importants doivent adopter pour apporter une réponse aux difficultés que connaissent l’emploi et la formation en Haïti en agissant sur la certification et la qualification ? Notre recherche trouve son sens dans une analyse des principales thèses visant le redressement de la croissance d’un pays en prenant appui sur l’emploi et la formation.
Les thèses en présence et éléments de problématique
L’un des premiers actes politiques à la suite du séisme afin de remettre le pays en état était la création d’une commission multilatérale pour la reconstruction d’Haïti connue sous le sigle de CIRH (Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti). Aucun rapport de travail officiel de cette commission n’est connu du public, le dysfonctionnement de leur site internet est caractérisé par un message d’erreur quand on veut s’y connecter. Ce constat porte à croire que la reconstruction n’est qu’une notion pour dire qu’Haïti a été détruit mais qu’une réelle volonté d’agir n’existe pas vraiment. Nous évitons tout discours politique et face au contexte difficile de l’emploi et de la formation, nous nous demandons comment agir et quel moyen privilégier. Les thèses en présence s’articulent autour de 5 axes principaux recueillis lors du colloque de REDFORD en Haïti les 21 et 22 avril 2009 complétés avec les rapports de la Banque Mondiale depuis 2009 pour la croissance ainsi que les rapports sur l’éducation de J. Attali, E. Besson et P. Aghion.
- Améliorer la qualité de la formation et élever le niveau de certification pour impliquer l’enseignement supérieur et la formation technologique et professionnelle à la reconstruction du pays
- Créer une culture scientifique de base pour que la reconstruction ne soit pas synonyme de coups manqués ou d’échec
- Faciliter l’accès à la formation de haut niveau dans le redressement de l’Enseignement Supérieur, Formation Technique et Professionnelle et son ouverture à de nouveaux sentiers de professionnalisation
- Permettre aux entreprises d’accroître leur gain de productivité afin qu’elles puissent créer de nouveaux emplois
- Créer les conditions pour faciliter les investissements des capitaux étrangers afin de créer des emplois à tous les niveaux incluant des catégories professionnelles diversifiées.
Notre réflexion nous a conduits à définir un objectif qui est une modalité moderne de certification et de qualification en réponse aux difficultés liées à l’emploi et à la formation. La rigueur que nous nous sommes imposés s’inscrit dans une stratégie de mise à l’écart de toute action qui élargirait le fossé des inégalités sociales ou qui ne conduirait pas, à long terme, au développement national. Le caractère moderne de cette modalité consiste à reconnaître, valoriser et valider en Haïti les compétences, connaissances et aptitudes que l’être humain peut acquérir hors cadre formel de formation afin d’accéder à une formation de haut niveau ou renforcer sa qualification pour accéder à l’emploi. Le but étant d’être dispensé d’un niveau requis pour accéder à une formation ou d’obtenir un diplôme sans passer par le cadre formel de formation mais par la validation des acquis des expériences professionnelles salariées ou bénévoles, personnelles ou sociales. La validation des acquis de l’expérience (VAE) telle que pratiquée dans le système français nous semble correspondre à cet objectif. La VAE « ouvre à quiconque la possibilité d’accéder à une formation diplômante sur la base d’une pratique professionnelle et extra-professionnelle et non plus au seul regard d’un parcours de formation[20] ». La VAE respecte le droit individuel à la formation et permet le développement personnel et professionnel de la personne. Quelle application faire du principe de la VAE au regard du contexte général haïtien ? En quoi l’institutionnalisation du dispositif serait plus pertinente qu’une utilisation ponctuelle?
La problématique de l’institutionnalisation de la VAE dans le contexte de la reconstruction d’Haïti implique renouvellement des savoirs et innovations des techniques managériales dans une orientation vers le développement humain. Les investissements dans le capital humain débouche sur la reconstruction des entités de formation, de reconnaissance et de valorisation des compétences, d’un renforcement de la confiance des individus dans les actions des gouvernants censés de contribuer à une amélioration de leurs conditions de vie aux niveaux social, économique, culturel. En quoi la réflexion sur les conditions d’émergence et les conséquences de ce dispositif de qualification et de certification serait pertinente au quadruple niveau politique, économique social et éducatif ? S’il faut moderniser la modalité traditionnelle de qualification et de certification en Haïti, les conditions sociales, économiques, politiques et éducatives ne sont pas réunies. Quelles sont les conditions d’émergence de l’institutionnalisation de la VAE en Haïti ? L’interrelation des acteurs les plus importants de la sphère éducative et de la sphère de travail pour un commun accord sur cette modalité pourrait-elle faciliter sur cette base moderne de qualification l’accès à l’emploi et à la formation ? Si les difficultés liées à l’emploi et à la formation sont dues au fait que les modalités de qualification et de certification ne tiennent pas compte des compétences que l’individu peut acquérir hors formation, l’institutionnalisation d’une modalité qui en tiendrait compte représenterait un pion dans la reconstruction nationale. Aussi, cette réflexion devra-t-elle déboucher sur une identification des actions à privilégier pour mettre en relation les univers de formation et de travail, pour impliquer l’enseignement supérieur, la formation technique et professionnelle dans le développement d’Haïti, pour lutter contre la pauvreté, l’immobilisme et l’archaïsme.
[2] OCDE (2011). Rapport 2011 sur l’engagement international dans les États fragiles : République d’Haïti. Éditions OCDE
[3] OCDE (2011). Idem
[4]Le taux de chômage est de 27% mais 2/3 des Haïtiens sont touchés par le sous-emploi.
http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/pays-zones-geo_833/haiti_513/presentation-haiti_1839/index.html
[5] Les élèves des écoles élitistes qui peuvent réussir le baccalauréat français ne passent pas le baccalauréat haïtien. Ceux qui sont de nationalité étrangère ne se sentent pas contraints de passer les examens officiels car le diplôme ne leur servira à rien, ils suivent uniquement le modèle étranger appliqué à leur école.
[6] Ministère de l’Éducation Nationale de la Jeunesse et des Sports
Ministère de l’Éducation Nationale et de a Culture
Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle
[7] OCDE, idem, p.57
[8] Dans son Manuel d’Histoire d’Haïti, J.C. DORSAINVILLE note que l’occupation américaine du 28 juillet 1915 trouve sa raison d’être dans les luttes fratricides qui rongeaient le pays notamment avec le groupe des Cacos du Nord. Mais l’occupation américaine s’achève le 29 Aout 1934 et l’insécurité revient et prend une nouvelle ampleur avec l’avènement de François Duvalier en 1957. Laennec HURBON (1987) (sociologue haïtien et directeur de Recherche au CNRS) explique dans son livre Comprendre Haïti, essai sur l’État, la nation, la culture « dès 1970, la bourgeoisie s’oppose au régime et comprend donc qu’elle doit partir pour éviter les persécutions politiques », p. 37
[9] NEIL, G. « Classe, sexe et trajectoire socio-professionnelle : le cas de l’immigration haïtienne au Québec ». Cahiers québécois de démographie, vol. 14, no 2, 1985, p. 259-273
[10] Idem
[11] Idem
[12] Idem
[13] Oiry Ewan, « Qualification et compétence : deux sœurs jumelles ? », Revue française de gestion, 2005/5 no 158, p. 13-34. DOI : 10.3166/rfg.158.13-34
[14] L’article 26 de la loi cadre de l’enseignement supérieur précise les dénominations pour les institutions d’enseignement supérieur public ou privé qui ne font pas partie d’une structure universitaire.
[15] Cadre de Coopération Intérimaire (CCI). (2004). Rapport du groupe thématique Éducation, Jeunesse et Sports. Port-au-Prince (17 juin 2004)
[16] http://www.haiti-reference.com/education/index.php (consulté le 19 mai 2012)
[17] Ginsbourger, F., Padis, M.-O., Lichtenberger Y., (2011) « Exister au travail », Esprit (octobre 2011). pp. 85-168
[18] Idem
[19] Serge Moscovici (1979) définit l’innovation comme étant un processus fondamentale de l’existence sociale impliquant un conflit dont l’issue dépend autant des forces de changement que des forces de contrôle.
[20] In PARIAT, M. et LAFONT, P. (2011) Penser l’État, penser l’Université. Séisme et gouvernance universitaire en Haïti. Paris : Publibook, p.130
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Bonjour,
je n’ai pas pensé à le faire sur le site. En revanche, si vous aimeriez l’avoir par mail je peux m’en occuper.
Bien à vous
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Ou es tu?
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