L’étymologie latine cambiare « échanger, tronquer » ne permet pas de comprendre la dimension d’évolution que le concept de changement sous-entend. Il faut prendre le sens de « se transformer, devenir différent » qui revoie à l’idée d’évolution et qui indique que les systèmes sociaux obéissent à un certain dynamisme. Le Dictionnaire de la sociologie définit le changement social comme « la transformation significative, partielle ou générale du système social, dans ses différentes composantes ou modes d’action ». Boudon (1977) développe le changement social comme « la somme des conduites individuelles infinitésimales des acteurs rationnels qui aboutissent à des effets calculés et/ou inattendus[1] ». La rationalité des acteurs signifie qu’ils ont de bonnes raisons de faire ce qu’ils font et de croire ce qu’ils croient[2]. Ces acteurs ne sont pas tous seuls dans leur microcosme. Ils agissent à l’intérieur d’un sous-système entretenant des relations avec d’autres sous-systèmes et qui constituent un environnement par rapport à ce même système. Analyser la transformation d’un sous-système revient également à analyser les effets d’interaction avec d’autres sous-systèmes et les conséquences des transformations qu’un sous-système connait. C’est pour cela qu’il nous semble que la manière la plus opérante de traiter le changement d’un système consiste à traiter les formes de ce changement à travers des indicateurs appartenant aux éléments de ce système. Le changement proposé avec l’intervention qui implique les directeurs d’école pour une meilleure gestion de leur école s’inscrit dans une démarche singulière. La somme de chaque démarche singulière relève le défi d’une gestion scolaire axée sur l’amélioration de la qualité de l’offre éducative.
Le mot changement dans le langage courant est souvent associé à une amélioration d’une situation quelconque. Le changement ici souligné représente celui que la sociologie essaie de comprendre et d’expliquer à travers de nombreuses théories parmi lesquelles est considérée celle qui traite du changement dans une approche systémique. L’analyse de Crozier semble la plus pertinente pour traiter le changement dans le rôle des communautés de pratique d’enseignant-e-s mises en œuvre pour l’amélioration des pratiques pédagogiques en salle de classe dans les écoles fondamentales haïtiennes. Cette analyse, pour qu’elle soit plus ou moins cohérente se complète avec les postulats de l’individualisme méthodologique. Sera abordé également le concept de la résistance au changement, pas dans le but de garder un certain équilibre de type « changement et résistance au changement », (« contre-changement »), mais parce que la résistance au changement peut fournir également une compréhension du changement en suivant la logique durkheimienne de « l’explication du fait social par un autre fait social[3] » : pourquoi le changement implique une résistance ? Qui lui résiste et pourquoi ?
Dans l’acteur et le système, la cinquième partie est construite autour des « Réflexions sur le changement ». Le changement se présente comme un phénomène systémique : dans un système les éléments évoluent de manière interdépendante, ils sont également positionnés de telle sorte que les mouvements d’un élément impactent les positionnements des autres éléments. Plus l’élément est important et comporte une fonction centrale dans le système, plus les impacts de sa modification va influencer en profondeur le fonctionnement du système. Le changement est un problème [sociologique], un phénomène systémique et un apprentissage de nouvelles formes d’action collective. Le changement peut résulter de la somme des actions collectives d’un groupe d’acteurs. C’est le changement « naturel ». Il peut également être une « opération qui met en jeu non pas la volonté d’un seul homme, mais la capacité de groupes différents engagés dans un système complexe à coopérer autrement dans la même action[4] » : c’est le changement « dirigé ». Le système est régi par un principe de « cohérence » qui fait que le changement est amené par la transformation radicale du paramètre dominant et « tous les autres paramètres devront suivre le mouvement du paramètre dominant » (Crozier, Friedberg, 1977, p.376). La description du changement dans l’approche systémique met en lumière la relation individu-société dans le traitement sociologique du fait social « changement » : « quand nous disons que le changement doit être considéré comme un problème sociologique, nous voulons dire que ce sont les hommes qui changent, que non seulement ils ne changent pas passivement, mais qu’ils changent dans leur collectivité et comme une collectivité : non pas individuellement, mais dans leurs relations les uns avec les autres et dans leur organisation sociale[5] ». La mise en œuvre des communautés de pratique des directions d’école en gestion scolaire et en communautés de pratique d’enseignants s’alignent sur ce principe. Cette conception du changement rejette les postulats de cohérence, postulat de hiérarchie des éléments de la réalité sociale et enfin, le postulat de l’homogénéité du champ social. En effet, « un système peut absorber non seulement des incohérences, mais des symbioses de mécanismes en apparence contradictoires[6] ». Penser le changement social comme une rupture avec un mode d’organisation qui évolue vers une nouvelle configuration n’est pas sociologiquement impertinent au regard de l’analyse stratégique.
« Tout changement véritable signifie toujours rupture et crise[7] » mais il ne s’agit pas d’une crise prenant la forme d’une bombe à retardement engendrant des mécanismes régressifs mais surtout une crise qui soit le point de départ de « mécanismes d’innovation ». L’intégration des problématiques de l’égalité femme-homme peut se décrire de cette manière car les problématiques sont vivantes mais les aborder demande de rompre avec certaines représentations sociales. Le changement décrit par Crozier n’est « ni une étape logique d’un développement inéluctable, ni l’imposition d’un modèle d’organisation sociale meilleur parce que plus rationnel, ni même le résultat naturel des luttes entres les hommes et de leurs rapports de force. Il est d’abord la transformation d’un système d’action[8] ». La réalité socioculturelle en Haïti développe une représentation sociale du changement comme un mieux-être, une amélioration des conditions humaines et matérielles actuelles. Cette représentation n’est pas caractéristique de la seule société haïtienne. Le néophyte a tendance à développer une telle représentation du changement associé à une amélioration. Cette représentation du changement est souvent la machine idéologique, l’arme de discours des hommes politiques. Il suffit juste de rappeler à ce propos le slogan de la campagne présidentielle de Barack Obama en 2008 « Change, we can believe in[9] », un slogan similaire a été utilisé par François Hollande en 2012 avec une dimension temporelle : « Le changement, c’est maintenant ». Cependant, pour qu’il y ait changement « il faut que tout un système d’action se transforme, c’est-à-dire que les hommes doivent mettre en pratique de nouveaux rapports humains, de nouvelles formes de contrôle social[10] ». Voilà pourquoi le changement pour une nouvelle école haïtienne représente un faisceau d’actions concrètes de tous ceux qui interviennent quelles que soient leurs attributions.
Au niveau de l’école haïtienne, les pratiques institutionnelles ont deux formes de régulation. Disons que ces pratiques sont mises en place sur une double dépendance (normes officielles de l’État, normes institutionnelles internes à chaque établissement scolaire). Cette double dépendance rend la compréhension de la gouvernance éducative ambiguë et les voies de recours sont entravées pour les usagers de ces institutions. Est-ce que cette réalité de la gouvernance éducative en Haïti n’est pas à même de développer une certaine peur du changement auquel contribue la formation continue pouvant améliorer la qualité de l’éducation ? Cette peur ne développe-t-elle pas non plus une résistance au changement ? La résistance au changement est très peu expliquée par Crozier, ou du moins elle est implicite dans ses réflexions.
En revanche, les individus ne résistent pas au changement imposé par le système parce qu’ « ils sont tout à fait prêts à changer très rapidement s’ils sont capables de trouver leur intérêt dans les jeux qu’on leur propose[11] ». Et s’ils n’ont aucun intérêt dans les jeux qui leur sont proposés ? La résistance au changement n’est pas considérée dans la conception croziérienne comme un obstacle au changement c’est-à-dire une forme de mécanicité où les acteurs s’opposent à une « décision imposée d’en haut ». L’explication de Crozier n’a rien de paradoxal et est justifiée par les postulats de l’individualisme méthodologique. Son explication est que même en étant favorables à un changement, les acteurs peuvent constituer un « obstacle naturel à ce qui devient une véritable réforme[12] » car chacun peut procéder à un réajustement pour mieux contrôler une « zone » de pouvoir et finit par ne plus promouvoir le changement. Plus qu’un concept, la résistance au changement est un phénomène social qui peut résulter de la somme des actions individuelles des acteurs qui, au départ sont favorables au changement, mais qui essaient de se préparer face aux conséquences négatives de ce changement. La somme des préparations individuelles au changement dans le souci de contrôler sa zone d’incertitudes peut contribuer finalement à un obstacle au changement.
Pour revenir à la manière dont le changement peut s’accomplir, la complexité, l’ambigüité, le manque de transparence font que le changement en lui-même est craint d’une part. Il faut rappeler quand même qu’ « il n’est pas concevable de constituer un système totalement, ou même très fortement, transparent[13] » D’autre part, les usagers[14] de l’école haïtienne qui semblent vouloir le changement s’inquiètent sur la « cohérence du changement avec les valeurs organisationnelles » (Bareil, 2004). Les valeurs organisationnelles en vue sont souvent le reflet des pratiques institutionnelles développant chez les individus des représentations sociales associées à la confiance ou au doute. Ne comprenant pas trop les forces qui garantissent ou de préférence qui conditionnent les pratiques institutionnelles, un manque de confiance s’installe entre les individus et la composante fonctionnelle de l’institution qui, de par sa « fonction sociale » (Lourau, 1970), développe des rapports avec les membres de la communauté. Membres que Monique Linard[15] appelle « usagers » dans ses réflexions sur les dispositifs et changement de paradigme. Le caractère autonome de l’école haïtienne prise dans sa configuration institutionnelle fonctionnelle représentent parfois un obstacle au changement car « pour que de tels changements puissent s’accomplir, il ne faut pas seulement que les rapports de force leur soient favorables, il faut aussi et bien davantage que des capacités suffisantes soient disponibles au moins potentiellement : capacités cognitives, capacités relationnelles, modèles de gouvernement[16] ».
Le changement implique d’une certaine manière un nouveau comportement de l’individu quand les pratiques ne peuvent pas rester les mêmes, ce qui n’explique pas pour autant, est-il besoin de le rappeler, qu’elles seront meilleures ou bien qu’elles donneront aux usagers plus d’avantages que d’inconvénients. Il, le changement, définit de nouveaux mécanismes d’influence, de nouvelles relations de pouvoir et développe de nouvelles zones d’incertitudes dans l’organisation de l’école haïtienne. Ce qui ne manque pas de rendre le changement dangereux car « il met en question immanquablement les conditions de son jeu, ses sources de pouvoir et sa liberté d’action en modifiant ou en faisant disparaître les zones d’incertitudes pertinentes qu’il contrôle[17] ». En prenant l’exemple de l’Indépendance d’Haïti pour expliquer quelques représentations sociales du changement vu par les profanes de la sociologie, il faut se demander si tout remplacement d’un modèle par un autre modèle permet de comprendre le changement. Si la linguistique accorde cette possibilité de s’exprimer en ces termes, ce n’est pas l’idée première des sociologues tels Crozier ou Boudon. Crozier appuie que ce remplacement est un changement mais il ne faut pas le prendre comme un changement réussi. Dans la logique sociopolitique, l’humain pense-t-il au changement réussi ou au changement tout court ? Est-ce que les esclaves qui ont pris les armes pour devenir indépendants pensaient tout juste à ne plus se sentir esclaves ou bien ils pensaient à vivre comme des gens libres mais encore socialement, politiquement et économiquement dans une situation correcte ? Reste à penser si le qualificatif « correct » est opérant dans un tel contexte. Ces actes définissent le changement naturel qui se distingue du changement dirigé qui s’avère une prise de décision commune pour l’émergence d’une vision d’ensemble. « Le changement réussi, nous dit Crozier, constitue le résultat d’un processus collectif à travers lequel sont mobilisées, voire créées, les ressources et capacités des participants nécessaires pour la constitution de nouveaux jeux et dont la mise en œuvre libre—non contrainte—permettra au système de s’orienter ou de se réorienter comme un ensemble humain et non comme une machine[18] ».
Pris dans le sens d’un « apprentissage de nouvelles formes d’action collective », le changement se distingue d’un agrégat d’actes individuels contribuant à un phénomène observable. Il représente une orientation collective d’une façon de voir, de faire, de manière collective dans un système complexe. Il implique « rupture » avec une capacité collective ancienne et « transformation » des rapports de force « quand une capacité meilleure commence à faire ses preuves ». Cette transformation ou l’émergence de cette nouvelle capacité implique l’action des individus. Le changement dirigé signifie intervention de l’acteur dans un contexte où « l’action n’est pas conditionnée que par des déterminants sociétaux ou systémiques[19] », c’est alors que les stratégies de l’acteur ont de l’importance. Le changement, comme tout projet, se porte et le porteur de projet doit faire montre avant tout de cette adaptabilité dont la mise en œuvre réfléchie a besoin. L’école haïtienne est départagée par une multitude d’acteurs et de pratiques qui peinent à trouver un socle commun en matière d’intervention visant l’innovation sur une base pérenne et évolutive. Au regard de ce que nous vivons actuellement, il est normal d’évoquer un besoin de donner à l’école sa vraie place. Que peut changer l’école en prenant sa vraie place ? Le changement n’est-il pas attendu dans l’école elle-même au niveau de ses stratégies de mise en œuvre ? Quelles sont les responsabilités des décideurs ? Les interrogations sont multiples et ce ne sont pas les éléments de réponse qui font défaut.
[1] Boudon, R. (1977). Effets pervers et ordre social. Paris : PUF
[2] Ibid.
[3] Durkheim, E. (1893). Les règles de la méthode sociologique. Paris : Flammarion, édition de 2009, coll. Les livres qui ont changé le monde
[4] Crozier et Friedberg. (1977). Op.cit. p.391
[5] Crozier et Friedberg (1977). Op.Cit. p.379
[6] Ibid, p.381
[7] Ibid, p.382
[8] Ibid, p.383
[9] Le changement, nous pouvons y croire
[10] Crozier et Friedberg. (1977). Op.cit. p.383
[11] Crozier et Friedberg. (1977). Op.cit. p.386
[12] Crozier et Friedberg. (1977). Op.cit. p.390
[13] Crozier et Friedberg. (1977). Op.cit. p.406
[14] Terme emprunté à Monique Linard
[15] Monique Linard (2002). « Conception de dispositifs et changement de paradigme en formation ». In Éducation Permanente No 152/2002-3, pp.143-156
[16] Crozier et Friedberg. (1977). Op.cit. p.384
[17] Crozier et Friedberg. (1977). Op.cit. p.386
[18] Crozier et Friedberg. (1977). Op.cit. p.391
[19] Crozier et Friedberg. (1977). Op.cit. p.402